Quand les lettres s’émancipent : La saga des typographies cultes de 1960 à 1990
27 juin 2025
Le poids des lettres, le choc des époques : pourquoi les typos font l’histoire
Faire défiler l’alphabet, c’est feuilleter la mode, les tubes en K7 et les pubs Séguéla. De 1960 à 1990, les lettres ne s’arrangent plus en bonne élève, elles dansent, s’étirent, s’affirment. Ce n’est pas un détail graphique mais un marqueur de société, un code générationnel : la typo imprime son empreinte sur les pochettes de vinyles, les génériques télé, les logos cultes… Il n’existe pas UNE mythologie des typos, mais une galaxie. Alors, qui sont les stars du grand bal typographique des Trente Glorieuses à la chute du Mur ?
1960-1970 : Helvetica, Futura, et l’ère du fonctionnel qui claque
L’invasion suisse et la dictature de l’Helvetica
La révolution du graphisme, c’est l’irruption d’Helvetica (1957). À peine arrivé, déjà omniprésent : l’Europe puis les États-Unis voient débarquer ce caractère sans empattement signé Max Miedinger, bâti pour les aéroports, les multinationales et les métros (la signalétique du métro de New York bascule en 1980 pour Helvetica, après des années de conflits internes sur le choix de la police, Typotheque).
Helvetica, c’est le capitalisme gris-perle : rationnelle comme une calculatrice Casio, élégante mais sans minauderie. Elle s’impose sur les logos de grandes marques :
- Lufthansa (1960s)
- American Apparel
- BMW – encore aujourd’hui
- Documentation officielle des J.O. de Munich (1972)
Pourquoi tant d’amour ? Parce qu’elle fait disparaître la main du créateur : elle devient la voix neutre et internationale d’une société qui rêve de rationalité… tout en signant une forme de conquête globale (Paul Shaw, “Helvetica and the New York City Subway System”, 2008).
Futura, la Modernité géométrique version Bauhaus
Au même moment, Futura resurgit : dessinée par Paul Renner dans les années 1920 en Allemagne, elle s’affranchit déjà des artifices : formes rondes, géométrie pure. Les Sixties, accros aux “space ages”, se l’approprient. L’atterrissage du module lunaire Apollo 11 en 1969 ? Les plaques de la mission sont gravées en Futura ! Même Stanley Kubrick la choisira pour l’affiche de 2001: l’Odyssée de l’espace. Pratique et utopique à la fois — comme les meubles de Joe Colombo ou les lampes Artemide.
L’impact pop : Cooper Black et la typo “bubble”
Dans cette marée de rigueur moderniste, quelques caractères swinguent à contre-courant. Cooper Black (dessinée en 1921 mais popularisée dans les années 60-70) inonde la pub, la pochette de disque (les Beach Boys, , 1966) et les génériques télé. Gras, arrondi, ultra-friendly — c’est la typo “bubble” avant l’heure, jamais aussi géniale que sur une affiche psyché ou une pub pour glaces à l’américaine (Fonts In Use).
- Le logo “EasyJet” en 2020 utilisera encore Cooper Black
- Reprise humoristique sur T-shirts et produits pop culture
1970-1980 : Quand la typo devient playground
Avant-garde et psychédélisme typo
Les seventies s’électrisent, à la croisée du rock et de l’affichage sauvage. Explosion de couleurs, mots torsadés : le style psychedelic type (inspiré par Wes Wilson à San Francisco) déforme les lettres comme sous LSD, rendant les affiches de concerts illisibles mais... inoubliables. D'ailleurs, c’est la décennie où l’illégalité orthographique (remplacer un “i” par un “!”) devient art à part entière.
- Affiches de concerts du Fillmore West, San Francisco
- Revues et magazines underground (Oz, Actuel)
Avant la disco, l’ère ITC et la typographie allégée
L’arrivée de l’International Typeface Corporation (ITC) à New York (1970) annonce la démocratisation de typos allégées, adaptées à la photocomposition. Rayon vedettes :
- ITC Avant Garde Gothic (1970) : lignes ultra-géométriques, effets ligatures, le style “magazine fashion/futur”. C’est la typo de Rolling Stone et du logo Adidas (avant 1971).
- ITC Souvenir (1970s) : mollie, molle, “friendly” — toutes les agences la sur-utilisent sur modèles de bulletins scolaires jusqu’à overdose.
Les typos ITC, c’est l’optimisme soft, le néo-rétro à polir sur les couvertures de disques disco, les brochures de compagnies aériennes aspirant à la dolce vita.
Le phénomène Letraset et la typo démocratisée
Côté outils, c’est la révolution sèche : l’inventeur anglais Letraset met sur le marché ses feuilles de lettres à frotter. Résultat : des milliers de graphistes (pros ou ados dans leur chambre) créent génériques, flyers, fanzines… et inventent des styles hybrides. Beaucoup de typos iconiques des pochettes punk ou des jeux vidéo d’époque sont en fait nées de ces kits pas chers, extractibles au stylo-bille.
- Marché mondial de Letraset : +400 % entre 1970 et 1980 (Letraset History)
- Des polices inédites parfois non retrouvées, activement recherchées par les collectionneurs (Fonts In Use)
1980-1990 : Entre post-modernisme et bouleversement numérique
Memphis, Miami et la typographie saturée
Dans les années 80, la couleur fluo envahit les T-shirts, et la typo fout le camp du côté du kitsch assumé : bienvenue au Memphis style. Le Brush Script et autres typographies “cursive” prolifèrent sur les flyers de boîtes et les jaquettes VHS. Leur point commun ? S’amuser des règles typographiques, les tordre, faire du fun une identité.
- Logo MTV : typographie “grunge” faite maison (manifesto post-moderne : la typo n’est pas seulement lue, elle est vue).
- Habillage graphique du Miami Vice : Franklin Gothic fluo sur fond de sunset rose et bleu turquoise.
L’ornement revient en force : ombrages, 3D cheap, chromes. La typographie veut plaire à l’œil numérique balbutiant, anticipant un peu l’ère Powerpoint.
Naissance des polices bitmap et premier âge digital
1984 : révolution Macintosh. C’est le premier ordinateur personnel à intégrer le choix de polices d’écriture, installant la typographie dans les foyers (Susan Kare, une jeune designer, crée sur un écran 8-bit les polices Chicago et Geneva, adaptées à la lecture sur écran basse définition — Susan Kare).
- Chicago : utilisée dans le tout premier iPod.
- Geneva : plébiscitée dans le monde Apple jusqu’à Mac OS X.
Simultanément, le mythique Comic Sans (créé en 1994, sur la lancée graphique des années 80/90), amorce la démocratisation totale des polices “fun”, oasis naïf dans un monde qui découvre Internet.
Post-modernisme, grunge et explosion graphique
Dans la seconde moitié des 80s, le post-modernisme explose en design graphique — pensez David Carson (révolutionnaire directeur artistique du magazine ) — avec ses titres qui “glitchent”, ses approches anti-alignement et éructantes. La Franklin Gothic est twistée, la Impact envahit les titres de presse, le lettrage devient autant un geste qu’un mot.
- Posters de concerts “new wave” et packagings de jeux vidéo Sega/Nintendo
- Emergence des hybrides : confusion volontaire entre police standard et lettrage fait main
Ce sont les prémices de l’infobésité typographique du web, mais aussi d’une libération des lettres… à la fois culte et parfois illisible.
Tableau chronologique : les polices phares et leurs usages iconiques
Années | Polices iconiques | Usages majeurs |
---|---|---|
1960-1970 | Helvetica, Futura, Cooper Black | Signalétique, logos (BMW, Lufthansa), pochettes vinyle, magazines mode |
1970-1980 | ITC Avant Garde, ITC Souvenir, Psychedelic type | Affiches concerts, magazines pop/rock, flyers disco, packaging |
1980-1990 | Brush Script, Chicago, Geneva, Franklin Gothic, Impact | Habillage TV, jaquettes VHS, premiers ordinateurs, logos MTV/Macintosh, jeux vidéo |
Pourquoi ces typographies fascinent (encore) et comment elles contaminent notre présent
Revival permanent : pas une saison sans qu’un créateur ne ressorte un logo en Helvetica, une affichette à la Futura, un sweat “bubble” façon Cooper Black. Pourquoi ce retour cyclique de l’iconographie typographique ?
- Effet madeleine : ces polices contiennent la mémoire visuelle de plusieurs générations.
- Clarté et efficacité : le retour en grâce des typos lisibles (Helvetica, Franklin Gothic) accompagne l'essor du minimalisme après les années 2000 (cf. refonte du logo American Airlines, 2014, par FutureBrand en Helvetica Neue — FastCompany).
- Langage mondial : utilisées massivement, elles sont comprises partout sans traduction — la vraie puissance du design.
À l’ère des polices variables et de l’IA génératrice de lettering, le statut culte de ces caractères persiste, preuve que la typo n’est pas qu’un ornement ou une obsession de graphiste, mais une passerelle entre les époques, les cultures, les imaginaires collectifs.
Quelques pistes pour explorer davantage
- Pour les accros au détail, le site Fonts in Use regorge de cas d’applications typographiques vintage / modernes. - Sur les histoires cachées des caractères : “Just My Type” de Simon Garfield. - Sur la démocratisation de la typo informatique, découvrez le précieux documentaire “Helvetica” de Gary Hustwit (2007).