Affiches publicitaires 1960-1990 : Quand le papier glacé pesait plus lourd que l’algorithme
23 septembre 2025
Des promesses d’utopie : l’épopée graphique des années 60
Impossible d’évoquer les tendances graphiques de cette décennie sans s’arrêter sur l’émergence du style International Typographic Style, aussi appelé « Swiss Style ». Grilles rationnelles, typographies sans empattement (bonjour, Helvetica), organisation géométrique à toute épreuve. La science graphique se mettait au service de la clarté, du message universel, galvanisée par l’optimisme d’après-guerre et une soif de modernité.
- La palette chromatique : On note une récurrence de primaires vifs (rouge, bleu, jaune) associée à des fonds blancs ou beiges, en écho aux principes du Bauhaus et du modernisme (cf. le célèbre manuel de Josef Müller-Brockmann, « Grid Systems in Graphic Design »).
- La mise en page éclatée : Les affichistes des années 60 jouent sur l’asymétrie mais contrôlée, rythmée par les grilles invisibles de la composition suisse. Tout cela pour donner de la respiration visuelle et rendre l’information évidente, même de loin.
- L’illustration pop et psychédélique : Avec le Summer of Love et le rock californien, les affiches se parent soudain de motifs hallucinés façon Wes Wilson (affichiste du Fillmore) : typographies ondulées, couleurs saturées, motifs organiques — soit l’anti-grille par excellence.
Le point commun ? L’espoir en le progrès, un design encore confiant et généreux. Même dans la pub, on rêve encore d’un monde plus doux autour d’une Peugeot 404 ou d’un régime à base de lessive Persil « qui lave plus blanc » (source : Culture Pub).
Chic & choc : les mutations visuelles des années 70
La décennie du choc pétrolier est souvent estampillée orange et marron, mais elle a aussi vu éclore des signatures graphiques toujours culte. Côté pubs, les marques commencent à théâtraliser leurs récits dans la lignée des grands succès du cinéma et de la télévision :
- L’ironie, voire l’absurde, fait une entrée remarquée. Qui se souvient de la campagne Orangina « L’Orange pressée » signée Jean-Paul Goude en 1972 ? Effet miroir des slogans publicitaires qui deviennent des vannes de comptoir.
- L’arrivée fracassante de la photo couleur dans l’industrie graphique. On est loin du noir et blanc classe, place au KODAKchrome, à la mise en scène surjouée (source : Photo Magazine archives, 1977).
- Textures et typos customisées : Les lettrages lettrés à la main, ondulants, texturés, quasiment sculptés. La typo ballotée entre l’inspiration psychédélique tardive, les premières incursions disco, la fièvre des capitales oversize.
- L’affiche militante : L’après 68 poursuit sa route en sérigraphies percutantes (Atelier Populaire), détournement de symboles, couleurs franches rouges et noires, images-choc.
À la croisée du showbiz naissant (premiers boys bands en devenir), du design d’objet (le plastique orange envahit les cuisines) et de la miniaturisation des logos, la publicité s’imprègne des codes d’un monde en mutation rapide.
Techno-folie, pop culture et high contrast : la pub des années 80
Place au gigantisme visuel : les affiches des années 80 hurlent leur message à grand renfort de typographies XL, de couleurs néon et de visuels découpés au ciseau à molette. L’époque veut tout, tout de suite :
- Cultes du logo et de la mascotte : Le petit bonhomme BIC a 10 ans, Orangina embauche Shadok pour secouer vos bouteilles. L’affiche, désormais, ne vante plus un produit, mais une identité, un lifestyle, une sensation.
- Explosion du design Memphis : Zigzags, motifs géométriques, triangles acidulés s’invitent sans gêne sur les pubs. Le Memphis Group (Ettore Sottsass & co) influence drastiquement l’esthétique publicitaire autour de 1985 (source : Design Museum London).
- Slogans-claques et punchlines visuelles : « Un Mars, et ça repart » (1983), « Vouz'avez pas vu Mirza ? » (1986)... La rime, le rythme, l’humour font basculer la pub dans l’entertainment pur.
- Hypersexualisation / transgression : On pense évidemment à la saga Benetton signée Oliviero Toscani (1989) qui détourne l’affiche publicitaire pour provoquer, bousculer, engager le sociétal.
Ce que l’on retient ? Un certain n’importe quoi maîtrisé. Les codes Street Art commencent à infuser (Keith Haring illustre des affiches pour Absolut), le collage rafistolé annonce déjà le grunge verdi des années 90.
Grunge, féminisme pop et explosion de la diversité visuelle des années 90
Les nineties, âge d'or du branding et du marché globalisé, marquent une bascule : l’affiche cesse d’être la vedette du bal publicitaire, concurrencée par la télévision, puis par les prémices d’internet. Mais avant la dématérialisation, elle impose un ultime baroud d’honneur empreint de remix, d’éclectisme et de sarcasme visuel.
- Le grunge et la récupération : On déchire, on juxtapose, on superpose — l’influence de David Carson (« Ray Gun Magazine ») explose en France avec les affiches Eurostar ou MTV. Les bords s’effritent, la typo part en vrille, la saleté devient gage d’authenticité.
- L’essor de la pub engagée et féministe : Dove, Naf Naf (« Le grand méchant look »), affiches de la Mairie de Paris... La femme publicitaire se libère (à peu près). On déconstruit les clichés, timides débuts d’une diversité de représentations, même si la route est longue (source : Bibliothèque Forney, fonds affiches publicitaires).
- Mix des techniques analogique et numérique : Scanner, Photoshop 2.5, typo bitmap, tout l’arsenal digital débarque en lâchant la bride à la créativité... et aux excès.
- La couleur fait le grand écart : Du pastel doux au fluo qui fait mal, toute la palette des feutres CARIOCA y passe sur les murs et dans les magazines.
On repère aussi le retour du slogan discret, le non-message, l’ironie froide des campagnes Air France (« Faire du ciel le plus bel endroit de la terre », 1994), loin du slogan Baraka années 80. L’affiche se fait plus variée, moins « voix unique », reflet d’une société éclatée.
Figures, studios, mouvements : qui a inspiré qui ?
| Période | Figures / studios majeurs | Mouvements & styles dominants | Exemple d'affiche iconique |
|---|---|---|---|
| Années 60 | Roman Cieslewicz, Atelier Populaire | Modernisme, psychédélisme | Mai 68 : « La beauté est dans la rue » |
| Années 70 | Jean-Paul Goude, Cassandre (fin de carrière) | Photo-collage, typo custom | Orangina « L’orange pressée » |
| Années 80 | Oliviero Toscani, Grapus | Neo-pop, slogans chocs | Benetton, BIC, posters MTV |
| Années 90 | David Carson, Girl Power design | Grunge, hybridation numérique | Naf Naf, affiches MTV Europa |
3 éclats de l’affiche : anecdotes et punchlines à retenir
- L’affiche Benetton de Toscani (1989, photo du baiser entre un prêtre et une religieuse) a généré en France plus de 650 plaintes au Conseil Supérieur de la Publicité en 6 mois. (Source : INA, archives publicitaires)
- Le taux de mémorisation d’une affiche couleur dans le métro parisien était de 63% en 1981, contre 27% pour une publicité presse classique selon Ipsos.
- La typographie Helvetica, créée en 1957 mais devenue reine dans les années 60-70, est aujourd’hui utilisée dans plus de 8 000 logos selon le site Fonts.com.
La trace indélébile du papier peint publicitaire
Les affiches des années 60 à 90 nous rappellent qu’avant le scroll ou le swipe, le choc de la nouveauté passait par une feuilletée visuelle, un carton, un cri couleur. Chacune synthétise une époque, ses désirs, ses contradictions, et surtout, sa capacité à relancer le stroboscope pour qui sait regarder au-delà du message commercial. Aujourd’hui, la tentation du revival ne tient pas du simple mimétisme, mais bien d’un besoin vital : redonner chair et âme à la communication visuelle quand tout s’évapore dans le cloud.
