Le graphisme des années 60 à 90 : miroir des luttes et des aspirations politiques
31 mai 2025
Quand l'histoire s’écrit dans les affiches et les typographies
Une chose est claire : le graphisme n’a jamais existé en vase clos. De la Révolution française au web design du XXIème siècle, les événements politiques et sociaux imprègnent les visuels que nous voyons. Mais entre les années 60 et 90, une vraie singularité se dessine : l’explosion des moyens d’expression (merci aux sérigraphies DIY et à la prolifération des agences de pub) associée au tourbillon politique mondial a transformé le graphisme en une langue universelle, où chaque courbe de typo, chaque palette chromatique portait un message qui résonnait bien au-delà des cercles créatifs.
Les icônes graphiques de ces décennies, des posters anti-guerre aux identités marquantes de marques apparues en pleine mondialisation, traduisent littéralement l’air du temps. Décryptons les grands courants politiques et leurs influences sur trois décennies iconiques : militantisme, utopies, conservatisme, et ambiguïtés malléables. Tout y passe.
Les années 60 : entre révolution culturelle et graphisme contestataire
Vous l’entendez ? Ce sont les bois de guitare sèche que l’on gratte dans une manif contre la guerre du Vietnam. Les années 60 sont une décennie d’effervescence sociopolitique : guerre froide, mouvements pour les droits civiques, montée des luttes féministes et explosion de la contre-culture. Et le graphisme suit, se métamorphose en vecteur d’idées et d’émotions collectives.
Affiches et sérigraphies, l’outil des luttes
Les murs des villes des années 60 servaient littéralement de journaux alternatifs. Pensons aux sérigraphies vibrantes et vitaminées de l’Atelier populaire en Mai 68 ou à l’esthétique psychédélique des affiches anti-Vietnam sur la côte ouest américaine. Loin d’être anodins, ces visuels ne visaient pas l’élégance, mais l’impact. Typographies aux contours imparfaits, slogans courts et percutants, styles artistiques inspirés parfois de l’Art nouveau revu sous acide (on te voit, San Francisco). En clair, on informait, on choquait, et surtout, on galvanisait les foules.
À cela s’ajoute l’influence de figures comme Saul Bass (plus connu pour ses affiches de film), qui traduisait parfois les tensions d’un monde bipolaire, utilisant symboles minimalistes et géométries complexes rappelant l’idée d’un équilibre entre forces contraires.
Pop Art et utopies politiques
Et puis, il y avait le Pop Art, un courant artistique aussi graphique que critique. Andy Warhol, bien sûr, mais pensez aussi à Peter Blake ou Eduardo Paolozzi, qui détournaient les symboles de consommation pour interroger nos sociétés en pleine mutation. Les fonds color block explosent, les portraits sérigraphiés deviennent culte : Marilyn, Mao — et oui, là aussi, il y avait une dose de politique, bien dosée mais omniprésente.
Les années 70 : l’identité visuelle se fait militante
On parlera ici de “désillusion fertile”. Si les années 60 avaient l’énergie de l’espoir, les 70s capitalisent sur ses résultats mitigés. La fin des utopies, oui, mais la naissance d’une conscience à long terme, des combats politiques réinventés qui vont façonner la communication visuelle.
Les mouvements écologistes, pionniers des identités graphiques
C’est dans les années 70 que la montée des préoccupations environnementales a donné naissance à des visuels simples, empreints de naturel : logos verts, lignes denses et organiques, ou bien typographies faites main pour évoquer un retour aux racines. Des organismes comme Greenpeace ou Friends of the Earth adoptent très vite des marqueurs graphiques qui perdurent même aujourd’hui.
L’illustration jouait également à plein : les posters des énergies renouvelables, par exemple, multipliaient illustrations épurées et couleurs franches, alliant clarté et pédagogie.
Punk : le DIY graphique des colères sociales
Et là, comment ne pas évoquer la tornade punk qui secoue la fin de la décennie (et bien au-delà ) ? Positionnée contre l’establishment, marquée par la crise économique et les inégalités croissantes, la culture punk a révolutionné les codes visuels. Collages agressifs, lettres découpées façon ransom-note, noir et blanc brut, touches rouges pour symboliser l’urgence : l’esthétique du “Do It Yourself” célèbre l’imperfection.
Ce langage graphique, inspiré des fanzines et des pochettes de disques (ah, Never Mind the Bollocks des Sex Pistols !), démontre combien le rejet des grandes institutions et la remise en cause de l’autorité se reflètent dans un design chaotique, mais paradoxalement efficace.
Les années 80 : l’avènement du politiquement conservateur et du glamour graphique
Bienvenue dans l’excès assumé. Avec l’arrivée de figures politiques comme Ronald Reagan ou Margaret Thatcher, les années 80 marquent une certaine revanche conservatrice. Mais dans ce contexte néolibéral, le graphisme trouve un savant équilibre entre engagement et esthétisme exacerbé. L’ère du “tout est une vitrine” s’ouvre en grand.
Corporate et mondialisation : l'essor des identités de marque politisées
Nous parlons ici de la normalisation de l’identité de marque, miroir des ambitions mondialisées des grandes entreprises. Les multinationales (IBM, Apple, Exxon, etc.) se dotent de logos puissants, géométriques et ultra-maîtrisés, souvent signés de génies du design comme Paul Rand. La clarté et l’efficacité visuelle devenaient soudain une arme pour séduire et instaurer un capital confiance — un reflet des ambitions politiques du néolibéralisme : séduire pour mieux régner.
Les visuels militants et la bataille du SIDA
En parallèle, certaines luttes continuent — et parmi elles, celle contre le SIDA. Dans ce combat, le graphisme des campagnes militantes des années 80-90 se veut directe, parfois crue, utilisant des images choc et des couleurs audacieuses pour briser le silence. Pensons à l’iconique "Silence = Death" avec son triangle rose inversé, détourné d’un symbole utilisé à l’origine par les nazis pour persécuter les homosexuels. L’impact visuel était étudié pour marquer durablement.
Memphis Design et postmodernisme : une subversion joyeuse ?
Enfin, on ne peut parler des 80s sans évoquer le Memphis Design italien ou la montée d’un graphisme où les perspectives éclatées et les motifs exagérés prenaient le pas sur le fonctionnel. Derrière ce foisonnement visuel (esprit Alessi, déco fluo à pois et triangles), une vraie critique de l’ordre établi apparaît : ce graphisme coloré qui fait oublier les codes rigides et primait la libre interprétation.
Les années 90 : l’ambiguïté, entre ironie et globalisation
À l’aube du XXIème siècle, l’imaginaire se trouble. Les 90s marquent une sorte de fragmentation totale où la politique paraît secondaire mais ne l’est jamais vraiment. Entre cynisme, ironie et introspection, le graphisme devient le véhicule d’un monde multipolaire.
Grunge et esthétique anti-système
L’effondrement du Mur de Berlin, la montée des désillusions liées au capitalisme et l’explosion d’Internet marquent des tournants majeurs. Ce mood, c’est le grunge qui le traduit visuellement. Plus sale, plus cru : visuels abîmés, textes à moitié illisibles, mise en pages chaotiques. On ne construit plus, on déconstruit. Les pochettes d’albums comme celles de Nirvana ou Pearl Jam et leurs distorsions visuelles sont de vrais manifestes visuels traduisant la méfiance envers le pouvoir et les institutions.
Les campagnes globalisées : l’ère Benetton
À l’inverse, des marques comme Benetton choisissent de détourner le choc au profit d’une beauté brute et inclusive. Les campagnes photo choc de Toscani (comme celle des corps atteints par le SIDA ou des baisers entre cultures) poseront des bases solides pour un graphisme engagé vers l’émotion brute. La mondialisation, certes, mais avec un parfum amer : la réappropriation commerciale de l'engagement politique marquait un paradoxe évident, central aux années 90.
Et maintenant ?
Entre engagement viscéral et esthétisation des luttes, le graphisme des années 60 à 90 a su cristalliser des tensions politiques clés. Il ne s’agissait déjà plus seulement de décorer : il fallait convaincre, questionner, révolutionner — ou séduire, tout dépendait de la “team”. Les échos graphiques continuent de résonner aujourd’hui dans nos visuels contemporains. Reste à savoir : dans une époque saturée par l’information, comment les créateurs de demain pourront-ils faire sens aussi intensément ? L’histoire nous l’apprendra.